--- type: Note tags: - graphein - calibration maturity: arbuste date_creation: 2025-12-19 --- # Étymologie du geste graphique - De gratter à déposer ## Graphein : une révolution technique et cognitive Le verbe grec **γράφειν** (_graphein_) signifie originellement _graver_, _gratter_, _inciser_. L'écriture naît d'un **geste soustractif** : enlever de la matière pour faire apparaître un signe. ### La logique du retrait Sur la **pierre**, on creuse. Sur la **tablette d'argile** cunéiforme, on enfonce un stylet qui _repousse_ la matière. On peut dire que cette logique du **retrait** structure profondément notre rapport à l'erreur : - Graver, c'est irréversible (ou presque) - Chaque trait compte - L'erreur est visible, permanente - La rature elle-même devient trace - le support est souvent contraignant et cher Le **palimpseste** (manuscrit gratté pour être réutilisé) témoigne de cette économie du support : effacer coûte cher en travail, mais permet de réutiliser une surface précieuse. ### La rupture du dépôt Avec l'encre sur **papier**, quelque chose bascule : on ne retire plus, on **dépose**. Mais le papier reste rare, coûteux. La rature a encore un poids : - Elle gâche du support - Elle laisse une trace (on barre, on surcharge) - Elle témoigne du processus L'écriture manuscrite garde la **mémoire de ses hésitations**. Les brouillons de Proust, couverts de ratures, montrent la pensée en train de se faire et peut même servir de "technologie d'écriture" Roberto Juarroz. ### Le copier-coller : la fin du coût matériel de la modification Le **traitement de texte numérique** introduit une rupture radicale : **Copier-coller** = duplication sans coût **Effacer** = disparition sans trace **Déplacer** = réorganisation instantanée **Annuler (Ctrl+Z)** = réversibilité totale Cette **gratuité de la modification** transforme : 1. **La structure textuelle** : encourage la modularité (blocs déplaçables) 2. **Le processus de rédaction** : on écrit "en vrac" puis on réorganise 3. **Le rapport à l'erreur** : l'erreur devient un état transitoire sans conséquence 4. **La pensée elle-même** : on pense par assemblage plus que par progression linéaire Mais quelque chose se perd : la **trace du processus**. Le texte numérique final ne porte plus les stigmates de son élaboration (sauf si on active le "suivi des modifications" - tentative de réintroduire artificiellement ce que l'outil a effacé). ### Le support comme contrainte productive | Support | Geste | Coût de l'erreur | Conséquence cognitive | | --------------- | --------------- | ------------------- | ---------------------- | | Pierre | Graver | Très élevé | Planification maximale | | Tablette argile | Enfoncer | Moyen (re-lissable) | Brouillon possible | | Papyrus | Écarter/déposer | Élevé | Économie du trait | | Papier | Déposer | Moyen | Rature visible | | Écran | Afficher | Quasi-nul | Expérimentation libre | Le passage de **soustraire** à **ajouter** n'est pas qu'une évolution technique - c'est une transformation de notre rapport au temps de l'écriture, à l'erreur, à la permanence du texte. # Le coût de l'erreur comme élément de calibration ## De "gratuit" à "externalisé et différé" Le copier-coller numérique n'est **pas gratuit**. Il est : ### Externalisé - **Électricité** : Chaque modification, chaque sauvegarde consomme de l'énergie - **Serveurs** : Stockage dans des data centers (cloud) - **Refroidissement** : Les serveurs génèrent une chaleur massive - **Infrastructure** : Câbles sous-marins, relais, équipements réseau ### Différé Le coût n'est pas payé au moment du geste, mais : - Dans le temps (facture électrique mensuelle) - Dans l'espace (centrales électriques loin de nos yeux) - Dans le futur (épuisement des ressources) ### Rétroactif aujourd'hui L'**usage intensif** que nous faisons des ressources planétaires pour cette apparente "gratuité" se paie maintenant : - Extraction de terres rares pour les composants - Consommation d'eau pour refroidir les data centers - Émissions carbone liées à la production d'électricité ## Le coût de l'erreur comme élément de calibration **Idée fondamentale** : Le coût de l'erreur **calibre notre attention**. ### Pierre (coût maximal) → Planification maximale - Chaque coup de burin compte - On **pense avant** d'agir - L'erreur est **irréversible** (ou presque) - **Calibrage attentionnel** : maximum de projection mentale avant l'acte ### Papier (coût moyen) → Attention soutenue - La rature coûte du papier - Elle reste visible (trace) - On **hésite** avant de rayer - **Calibrage attentionnel** : équilibre entre spontanéité et prudence ### Écran (coût externalisé, invisible) → Attention fragmentée ? - L'erreur semble "gratuite" (Ctrl+Z) - Le coût réel est invisible (électricité, serveurs) - On **expérimente** sans retenue - **Calibrage attentionnel** : moins de projection, plus d'essai-erreur ### Conséquence cognitive Quand le coût est **invisible et différé**, on perd un **feedback immédiat** qui structurait notre attention. Sur pierre : "Réfléchis bien avant de graver" → attention **concentrée, préparatoire** Sur écran : "Essaie, tu pourras toujours défaire" → attention **dispersée, réactive** Ce n'est pas un jugement moral (le numérique = mal), c'est une **observation sur le calibrage attentionnel** : - Différents coûts d'erreur produisent différentes **postures attentionnelles** - L'invisibilisation du coût crée une **illusion de gratuité** qui reconfigure nos gestes mentaux ### Et si on rendait le coût visible ? Certaines applications expérimentent : - Limiter les "Undo" à un nombre fixe (comme les "vies" dans un jeu) - Afficher la consommation énergétique en temps réel - Créer des "points de non-retour" volontaires L'idée : **réintroduire du coût** pour **recalibrer l'attention**. --- → Retour vers [[Articles/Kyrielle|Kyrielle]]